Synthèse de l'édition 2014 des Assises du Libre et de l'Open Source

 

Véritable tribune consacrée au logiciel libre et Open Source, les Assises du Libre et de l'Open Source prennent la forme d'une série de tables rondes et conférences organisées concomitamment au Salon Solutions Linux, Libre et Open Source.

C'est l'occasion d'y évoquer les grandes tendances et évolutions du marché, de partager les bonnes pratiques et expériences menées tant au sein du secteur publique que du secteur privé.

Les assises sont coorganisées avec l'APRIL, Association de défense et de promotion du logiciel libre.

Le logiciel libre comme objet et vecteur de l'action publique

Comme chaque année, le cycle politique publique des Assises du Libre et de l'Open Source s'interroge sur le logiciel libre en tant qu'objet et vecteur de l'action publique. Les évolutions récentes induites par la circulaire Ayrault et le développement d'initiatives dans les collectivités locales sont autant de marqueurs d'une démarche proactive d'intégration pérenne du libre et de l'open source dans les outils des acteurs publics. 

Étaient présent autour de la table ronde organisée le mercredi 21 mai Jean-Marie CHOSSON (élu de la Région Rhône-Alpes), Thierry Aimé (DGFIP), Thomas Bizet (DILAB) et Guy Darole (OpenENT). La diversité des fonctions, des structures et des projets qu'incarnent ces personnalités a rendu possible un tour d'horizon riche et inspirant des initiatives et bonnes pratiques à l’œuvre au sein des administrations étatiques et territoriales en matière de Libre et d'Open Source, mais aussi des obstacles et des écueils à éviter.  

L'expérience d'instituteur de Jean-Marie Chosson lui a ouvert les yeux sur la difficulté de passer d'un modèle fermé au modèle ouvert au sein de l'école élémentaire dès lors que la plupart des logiciels traditionnellement utilisés (en l'espèce les programmes pédagogiques) souffraient d'un problème d'interopérabilité "empêchant" de fait, le libre choix des outils logiciels et des systèmes d'exploitation dans l'éducation nationale. Fort de ce constat, et convaincu que l'utilisation des logiciels Libres est un devoir éthique de l'enseignement public et des collectivités, une fois devenu élu régional, il a milité auprès du conseil régional Rhône-Alpes pour obtenir le vote au sein de son assemblée d'une délibération en faveur de l'usage de logiciel Libre, par la région elle-même, ainsi que la promotion de ces outils libres auprès des partenaires et du grand public en région. Tout en mettant systématiquement en avant l'interopérabilité en informatique et donc l'usage des formats ouverts de fichiers, à terme, le projet est la migration massive vers GNU Linux et l'utilisation des outils bureautiques du Libre dans les services de la collectivité région Rhône-Alpes et la promotion de ces outils auprès des partenaires rhônalpins et du grand public, ainsi qu'un renforcement de l'interopérabilité de l'ensemble des outils et des plates-formes. La nécessaire bonne communication entre administrations et citoyens, inscrite dans la loi, serait un argument suffisant pour que soit donné au RGI (Référentiel Général d'Interopérabilité) édité par les services de l'État, un caractère obligatoire, ou au moins plus contraignant, pour les administrations d'État et les collectivités territoriales, afin qu'elles ne produisent (et n'acceptent) que des fichiers et documents publiés dans des formats ouverts de fichiers.

Cette volonté de migration vers les logiciels libres se retrouve également au niveau des administrations centrales. Ainsi, le logiciel libre a aujourd'hui imprégné toutes les couches des systèmes informatiques à la DGFIP, dans un mouvement d'intégration des couches basses vers les couches hautes (les éléments les plus matures se trouvant donc encore dans les couches basses).

Si l'utilisateur final est bien souvent le dernier à manier des logiciels libres, cela s'explique par une problématique mise en avant par l'ensemble des intervenants : le temps de la réforme et le poids des habitudes au sein des administrations, constituent un frein à l'intégration rapide de solutions libres alors même que ces dernières pourraient être plus adaptées aux besoins du secteur public. Il est donc nécessaire de mettre en place une véritable politique du changement tout en prenant en compte les délais nécessaires à l'appropriation des logiciels. Thomas Bizet  souligne ainsi la difficulté d'outrepasser les craintes au sein de la DILA où le leitmotiv « JO must go on » oblige à tempérer les ardeurs révolutionnaires.

Cela emporte plusieurs séries de conséquences. En premier lieu, le temps de l'administration n'est pas le temps des communautés. Bien souvent le reversement des applicatifs n'a pas lieu puisque les améliorations et apports des développeurs publics sont largement obsolètes au moment de leur aboutissement (ces contributions étant ainsi "backportées" par le prestataire sur des versions non maintenues). En outre, le reversement impose également souvent un travail d'adaptation pour conformer les correctifs aux exigences de la communauté, par exemple en matière de sécurité. Thierry Aimé considère ainsi qu'au sein de la DGFIP, seuls 10 à 20 % des correctifs et applicatifs sont reversés.

En second lieu, il est nécessaire de former les utilisateurs aux logiciels libres, la prise en compte des frais de formation devant avoir lieu dés l'élaboration du marché. Plus largement, l'implémentation d'un projet Libre ou Open Source devrait conduire à la constitution de plusieurs unités d’œuvre en charge des fonctions d'installation, de support et de tutorat. Les enjeux ne sont pas uniquement techniques, car l'utilisateur final est celui qui offre le plus de visibilité. Et comme le rappelle Guy Daroles, une politique, cela doit se voir, au risque de remettre en cause la pérennité des choix…D'autant qu'il est très facile de revenir au propriétaire en cas de changement de direction, notamment si les solutions retenues favorisent l'interopérabilité (ce qui est d'autant plus paradoxal que logiciels Libres assurent justement un grand niveau d'interopérabilité).

Malgré ces obstacles, chacun s’accorde sur l'intérêt du logiciel libre au sein des collectivités publiques. Outre les avantages classiquement invoqués (robustesse, fiabilité, qualité, innovation, adaptation aux usages), un argument fondamental en faveur du Libre est la possibilité qu'offre l'écosystème aux acteurs publics de diversifier les prestataires de services retenus pour les fonctions supports en déconnectant le choix d'une solution logicielle de celui du prestataire technique, augmentant ainsi les possibilités de réversibilité au moment du renouvellement du marché. Une limite cependant : les petites entreprises ont du mal à approcher des projets aussi large en terme de couverture.

Autre atout de taille, le choix du libre permet la conception de produits mutualisés. On paye ainsi une fois pour un programme sur la base d'un cahier des charges commun, et le produit est ensuite disponible pour tous. Avantage indéniable en terme de coût et d'adéquation aux besoins spécifiques des services, cette mutualisation trouve une illustration dans le projet Open ENT. À la fois nom d'une communauté (de collectivités partageant les mêmes besoins) et d'un produit, ce projet d'espace numérique de travail a vocation à être mis à disposition de l'ensemble des collectivités territoriales. Il s'agit là d'une solution Open Source côté "serveur" développée et rendue disponible sur une forge publique mutualisée (Addulact). Ainsi les conseils généraux et régionaux peuvent bénéficier du produit sans avoir à en supporter les coûts initiaux de développement.

D'un point de vue plus théorique, Jean-Marie Chosson a développé l'idée selon laquelle les Logiciels Libres et Open Source, en tant que bien commun et donc propriété de tous, sont à la disposition de l'administration qui ne pourrait dès lors payer pour une solution logicielle propriétaire aux fonctionnalités équivalentes sans violer le principe budgétaire de « l'absence de doublon » dans les investissements publics. Ainsi, le bon usage des deniers publics imposerait de rechercher systématiquement l'existence ou non d'une solution libre....

Après les présentations des intervenants, un temps d'échange avec le public a permis de s'interroger notamment sur la pertinence des politiques in fine favorables à l'adoption de solutions libres. La méthode dirigiste (voir autoritaire) pourrait être d'imposer des critères qui indirectement aboutiraient à cet effet comme en imposant des formats ouverts dans tous les échanges avec les partenaires ou encore en rendant contraignant le référentiel général d'interopérabilité.

Néanmoins un certain nombre d'arguments s'oppose à cette conception du rôle de la puissance publique.  D'abord, il n'est pas toujours possible de trouver une solution libre pour la fonctionnalité recherchée. En outre, en l'absence d'indicateur précis, il est bien difficile de prouver que le logiciel libre est plus économique que le logiciel propriétaire sur le long terme et donc de justifier budgétairement ce choix. Enfin, le principe d'autonomie des collectivités territoriales suppose qu'elles soient libres de choisir les moyens à employer pour remplir leurs missions. L’État est donc dans l'incapacité de leur imposer fermement le choix du Libre.

In fine, la prise en compte du Libre au sein des administrations résultent avant tout d'acteurs convaincus et proches du terrain. Leur action combinée a permis la prise en compte des atouts des logiciels libres au plus haut niveau, comme en témoigne la circulaire Ayrault. Si cet instrument peut paraître insuffisant aux plus militants, le libre doit rester un choix selon Guy Daroles « sensibiliser, mais pas imposer, convaincre, mais pas contraindre, après tout dans le logiciel Libre, il y a aussi la notion de liberté ». Inversement, en matière d'interopérabilité, la puissance publique pourrait être plus contraignante dans l'utilisation des formats ouverts de fichiers dans le cadre des communications entre administrations, collectivités et les citoyens.

Le logiciel Libre comme vecteur et catalyseur de l'innovation

Cette année encore, les assises du Libre et de l'Open Source ont été l'occasion de confronter les pratiques du secteur privé en matière de Libre et d'Open source et de conforter la maturité du modèle. Passage à un modèle ouvert, valeurs libristes, modèles économiques, relations avec les communautés, les clients ou les partenaires, l'ensemble de ces éléments et bien d'autres encore ont été éclairés par les témoignages très complémentaires des intervenants présents.

Cette session a réuni autour de la table Pierre Baudracco (président fondateur de Blue Mind), François Pellegrini (Commissaire à la CNIL et président d'Aquinetic), Mickael Alves (Directeur Business Development Canal TP), Stéphane Lacrampe (Directeur Obeo), et Aziz Abouchi (Consultant expert en solutions télécoms et open source, SFR). Sous la houlette de Benjamin Jean (Inno³), les profils de ces professionnels, entrepreneurs, ingénieurs / développeurs et membres de communautés ou d'association en faveur de la promotion du Libre et de l'Open source ont permis à l'assistance d'avoir un aperçu global des raisons et des enjeux de l'intégration de solutions libres dans les stratégies d'entreprise ou comme cœur d'activité.

Après une présentation rapide, Pierre Baudracco et Mickael Alves sont chacun revenus plus longuement sur leur expérience du Libre en tant qu'entrepreneurs. Leurs produits et leur parcours divergent, le premier proposant une messagerie collaborative développée dès l'origine selon un modèle Open Source, le second des « solutions informations voyageurs » sur la base du logiciel Navitia qui vient tout juste d'être publié en Open Source après dix ans d'existence propriétaire. Néanmoins, ils se retrouvent dans la philosophie et la pertinence d'un modèle s'appuyant sur le Logiciel Libre et plaçant la valeur avant tout dans les gens et les idées plutôt que dans le code, tout en voyant dans les communautés un véritable levier pour progresser et améliorer la qualité de leurs services.

Chacun s'est effectivement accordé tout au long des discussions sur le rôle central des communautés. D'abord, car c'est bien la perspective d’externalisation et de mutualisation des compétences, dans une optique de partage des coûts mais aussi de gain en intelligence spécifique et pointue qui a souvent convaincu de basculer d'un modèle propriétaire vers un modèle Open source. C'est le cas pour Canal TP, mais aussi pour Thales qui, grâce au conseil et au soutien d'Obeo a désormais l'ensemble de sa méthodologie de groupe d’ingénierie système et l'atelier qui permet de l'outiller en Open Source dans le cadre du système Eclipse. La collaboration entre grands groupes et PMEs trouve ainsi un nouvel élan dans une logique d'ouverture, voire d'« innovation ouverte » (le mot est lancé).

Aziz Abouchi voit d'autres avantages à l'intégration de l'Open source aux stratégies de R&D au sein de SFR. D'une part, la pérennité de l'ouverture qu'induit l'usage de certaines licences permet de conserver la main sur le produit en évitant que celui-ci soit capté et rendu captif par un prestataire lors de la seconde phase de développement. En imposant à son partenaire d'utiliser de l'Open source, il est possible de rester partie prenante au projet. D'autre part, ce mode d'innovation correspond à la logique d'un « time to market » court et aux besoins des entreprises en matière d'expérimentation d'un produit par rapport à un besoin. 

Si les raisons pouvant conduire au choix de l'Open Source et du Libre sont multiples, la mise en œuvre d'une telle solution à titre support ou en tant que produit suppose de s'interroger au préalable sur un certain nombre de questions récurrentes, et en premier lieu celle du choix du modèle économique. La encore, Blue Mind et Canal TP semblent se rejoindre sur la valorisation du service plutôt que du code lui-même. Pierre Baudracco souligne en outre que dans l'hypothèse d'un produit destiné à l'utilisateur final, son caractère abouti est synonyme d'une installation et de mises à jour facilitées ce qui conduit à épuiser le modèle économique fondé sur la fonction support. Blue Mind a donc fait le choix d'un revenu récurrent sous forme de souscription donnant un accès simple et rapide aux mises à jour et aux nouvelles fonctionnalités, et permettant une interopérabilité renforcée.

En second lieu, le succès du passage d'un modèle propriétaire à un modèle Open source suppose un accompagnement de qualité. C'est ce que propose Aquinetic pour la région Aquitaine. L'Association accompagne des porteurs de projet souhaitant transformer en produits des solutions construites à partir de technologies libres. Il s'agit donc de les assister dans leur démarche entrepreneuriale. Obeo a également tenu ce rôle auprès de Thales. Après avoir développé une brique de modélisation en mode fermé dans le cadre d'un accord de développement exclusif, la PME a ainsi accompagné le groupe dans la mise en place d'une Stratégie d'Open innovation, qu'il s'agisse de l’accompagnent sur la mise en Open source ou de la construction d'un écosystème dédié.

Autre élément sensible : celui du choix de la licence. Stéphane Lacrampe a particulièrement insisté sur l'importance d'être vigilant au moment du choix de la licence et d'intégrer cette réflexion en amont du processus entrepreneurial. Le choix de la licence peut et doit dépendre du modèle économique, même si le lien de dépendance qui les unit est modulable. À titre d'exemple, si la valeur produite est du code, une licence très diffusive empêchera le compétiteur d'utiliser le logiciel en cœur de métier. En outre, la problématique de la compatibilité entre les licences est à prendre en compte pour concevoir des stratégies adaptées. S'appuyant  sur les éléments développés dans son dernier livre (François Pellegrini et Sébastien Canevet, Droit des logiciels - logiciels privatifs et logiciels libres, Presses universitaires de France, novembre 2013), François Pellegrini a ainsi présenté différents modèles de valorisation reposant sur l'usage de licences libres.

In fine, s'il existe plusieurs façons de faire du libre, selon les besoins, les structures, le modèle économique ou la taille de l'entreprise par exemple, les avantages attendus convergent : rapidité et flexibilité de l'innovation, soutien et support des communautés, ou encore compétences pointues peu développées dans les ENS généraux. Mais une fois fait le choix du libre, comme le rappelle avec justesse Mickael Alves : pas d'improvisation si l'on veut éviter de se confronter aux conséquences potentiellement désastreuses de trous béants dans sa stratégie. Le passage du modèle propriétaire au modèle ouvert impose de s'interroger en amont sur les bouleversements juridiques, économiques, marketing et stratégiques qu'il implique afin de profiter au mieux de ses avantages dans un cadre sécurisé.